jeudi 28 avril 2011

Le lapin mystique (17)



Le lapin mystique


par Lucien Suel

17





Au centre d'une icône de lumière cernée
par le plâtre gris du plafond, mes yeux
me regardaient. J'étais allongé, aplati
sur la table d'opération. Mon biceps se
gonflait sous la pression d'un bracelet
de caoutchouc rose. La douce haleine et
les blancheurs arrondies d'une nurse se
penchèrent vers moi, me masquant la vue
du scialytique cyclopéen. L'odeur de ma
Laure filtra jusqu'à mon cerveau. Je me
rappelai la main de la Soeur, le couple
salvateur de l'ambulance. Je ne pouvais
que clore les yeux, inquiet des arômes,
des effleurements et des bruits. Quelle
douceur dans la voix ! Mon poignet pris
entre pouce et index se leva mollement.

L'aiguille se glissa dans mon sang. Mon
oeil cligna lentement, pivotant vers le
visage de la forme blanche qui ondulait
devant moi. J'avais une grande soif. Je
perdis connaissance lorsque s'ouvrit sa
bouche large, chaude et caressante. Oh,
quelle discrétion dans l'ouïe ! L'écume
des vagues se roule dans le sable froid
et collant. Je galope le long de la mer
en poussant des clameurs enthousiastes.

Mes membres encerclés par le caoutchouc
s'engourdissent assez vite et je capote
sur un espars de bois noir et gluant de
goudron. Ma main glisse dans le mazout.

Gigotant sur le dos comme un coléoptère
débonnaire, je m'emploie à faire rouler
les élastiques qui enserrent mes jambes
et mes bras. Je suis balafré de cercles
rouges et de virgules noirâtres. A plat
ventre maintenant, le menton fiché dans
le sable, la ligne de mon regard heurte
une conque à moitié immergée dans l'eau
verte. J'allonge le bras. Avec un bruit
de succion, le coquillage ventriloque a
quitté son abri sablonneux. Je le colle
à mon oreille. Une voix emperlée d'iode
dit que c'est avec des paroles de feu à
volonté qu'elle défend le privilège des
conceptions ennemies. Je lâche la valve
et me redresse en secouant la tête. Sur
l'océan, l'ouest s'enveloppe de vapeurs
pourpres. Quelle douceur dans la voix !

Quelle discrétion dans l'ouïe ! C'était
aussi la modération dans la démarche du
corps animé, attentif à l'équilibre des
osselets internes, ineffablement réunis
dans le pavillon rose et poilu du lapin
immaculé. Des points noirs virevoltent,
laissant des traînées fugaces dans l'or
de mes yeux fatigués. Au bout d'un long
moment d'absence, je distingue un autre
point noir qui s'approche. J'enfonce la
conque prophétique dans l'épaisseur des
sables. Le point noir enfle dans la mer
houleuse. C'est une nageuse qui sort de
l'eau dans de grands éclaboussements de
blancheur rosée. Sa chair si velouteuse
tremblote dans un bikini noir, mouillé,
qui lui colle à la peau. Je m'approche.

Un avion noir survole soudain la plage.

Le croassement horrible des réacteurs a
brisé l'équilibre de mon jeu d'osselets
internes. La nageuse me saisit le bras.

Nous courons poussés par le vent et par
la peur. Le sang bat dans nos oreilles.

J'ai réellement vu les soupirs, les tas
de corps attendant au bord des chemins,
le passage des chenilles. Celle qui fut
naïade, Vénus en maillot foncé, s'était
agenouillée et baisait la terre, râpant
la croûte siliceuse de sa langue tendue
et vibrante. Ses ongles écarlates limés
par la surface inexorable se courbaient
un à un, puis finissaient par casser et
à l'endroit de la fissure, un liseré de
blancheur apparaissait, déchiqueté fort
inégalement, parfois jusqu'à la racine.

Une main vigoureuse guidait mon chariot
dans les couloirs de la clinique. Étalé
sur la civière, je suivais des yeux les
tuyaux blancs qui longeaient l'angle du
mur et du plafond. De temps à autre, un
néon livide se jetait sur mon visage et
sur mon drap. Je renversai la tête pour
identifier mon brancardier. Au sein des
odeurs gériatriques, le parfum de Laure
frayait sa route à travers mes narines,
jusqu'à mon cerveau qui émergeait de la
somnolence éthérée. Le patron de Laure,
chirurgien du dimanche, m'avait réséqué
la côte. Mon sarrau de coton piqueté de
pétales de sang fut soulevé par un fort
courant d'air lorsqu'après une violente
accélération, Laure arrêta fermement le
chariot. Chambre n° 23. J'étais arrivé.

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posted by Lucien Suel at 08:47