jeudi 21 avril 2011

Le lapin mystique (16)



Le lapin mystique


par Lucien Suel

16





Déséquilibré par la masse et le gabarit
de sa guitare, le grave corvidé bascula
par-dessus le garde-fou au milieu de la
foule frénétique agitée d'un pogotement
furieux. Je n'avais pas laissé sa jambe
et je me jetai sur lui pour arracher le
masque de carton bouilli, du moins pour
tenter d'arracher le masque. Les appels
des spectateurs ajoutaient au charivari
ambiant. Mon nez se frottait aux cordes
en acier. Puis le mi grave se grava sur
la peau de mon front. Le conflit devint
général. Les corps s'aggloméraient vers
nous. Je reçus un virulent coup de pied
dans la hanche. Mes lèvres écrasées sur
le torse du bassiste ne pouvaient jeter
aucun cri. J'encaissai une multitude de
chocs de
docs dans les côtes mais je ne
sentais rien. Les parfums, les couleurs
et les sons, se répondant aux alentours
m'anesthésiaient à la lettre. L'ange en
noir parvint à s'arracher de la bagarre
et je restai allongé sur le béton froid
et gris, incapable de gigoter. Mes yeux
grands ouverts contemplaient le plafond
tourbillonnant du Mystic Rabbit où l'on
avait dessiné une multitude de fresques
retraçant la vie du monde animal. Celle
qui me surplombait matérialisait en une
mandorle dorée, éclairée par le halo du
projecteur, la tête coupée d'un corbeau
dont l'oeil noir me fixait. J'entendais
une voix qui susurrait dans mon oreille
droite : "La grâce est répandue sur vos
lèvres". Le bassiste rageur raclait mon
visage avec les cordes détendues de son
instrument. Une congrégation passionnée
tapait furieusement des pieds autour de
notre duo. Du coin de l'oeil, je voyais
Soeur Marianne qui s'était approchée du
micro et murmurait et gémissait dans la
chambre d'échos. C'était complet. Il ne
me manquait que de m'évanouir. Quelques
punkettes s'abattirent sur moi, l'ongle
levé, et commencèrent à déchiqueter mes
vêtements pour me punir d'avoir agressé
le corbeau. Le lapin déchira l'air d'un
riff sanglant. Le bec de carton recula.

La nonnette s'était encore approchée du
bord de la scène. Couché sur le sol, je
jouissais d'un point de vue inégalable.

La révélation était trop proche de moi.

Le spectacle devait continuer. Le sbire
du service de discipline s'approcha. Le
peloton de furies recula nonchalamment.

Le gorille m'aida à me lever et jeta un
plaid sur mes épaules. Il m'entraîna du
côté de la sortie. Dehors, la sirène de
l'ambulance plongea dans mes pavillons.

Je remarquai enfin l'état de mes habits
de cérémonie. Les boutons de mon veston
pendaient en déséquilibre à l'extrémité
des fils tels des yeux désorbités, liés
à des restes de fibres optiques. Lacéré
de déchirures, mon pantalon flottait de
tous côtés, ainsi qu'un habit de scène,
pour danseuse de tamouré. Le désir d'un
soudain départ loin de la vie terrestre
envahit mon esprit. J'avais des bleus à
la cuisse. L'une de mes côtes saillait,
comme un long arc violacé.
On me jetait
sur la civière. La porte arrière claque
sur ma douleur et mes questions. Qui se
cache sous la bure de la nonnette ? Que
signifie l'épandage de la grâce ? Quels
sont les liens de parenté parmi le trio
de musiciens ? Je me souviens de l'iris
du lapin dans la rondelle de caoutchouc
qui clôt la bouteille. L'ai-je bien vue
tomber de la poche du batteur lorsqu'il
pirouettait au-dessus des fûts de cette
installation ? L'impression de déjà-vu,
de réminiscence devient obsédante. Dans
la caverne de mon crâne, c'est le monde
qui se tapit. Imprégné du naturel divin
de ma personne, je reste placide tandis
que l'auto circule à travers un pays de
saules étêtés bordant des champs d'orge
et de betteraves. Le jour s'est levé et
il bruine. La caresse de l'essuie-glace
me pacifie doucement. Dans l'ambulance,
j'ai reçu une autre couverture. Je sens
que je vais dormir longtemps. Je trouve
Laure et Marianne de chaque côté de mon
brancard. Je m'enfonce en serrant d'une
main, le scapulaire en soie de Ma Soeur
Marianne et de l'autre l'une des pattes
de lapin de Laure. La sirène s'est tue.


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posted by Lucien Suel at 07:50