jeudi 3 mars 2011

Le lapin mystique (9)



Le lapin mystique


par Lucien Suel

9






Un air ancien me trottait dans le crâne
tandis que je suivais des yeux la queue
vibratile du rongeur bondissant.
"Lauda
Sion Salvatorem, lauda ducem et..."
Les
cris de Laure m'arrachèrent à l'hypnose
de la mélopée grégorienne. Je resserrai
ma prise sur le goulot de la bouteille,
secouai vivement la tête en clignant de
l'oeil et me mis en marche dans l'allée
centrale. Là-bas, Laure se débattait en
hurlant. Le lapin géant lui avait sauté
sur le dos et ses pattes antérieures la
griffaient profondément. Il couinait en
ébranlant rythmiquement son arrière. Je
n'avais jamais rien vu de pareil. Je me
penchai et de la main gauche, je saisis
ensemble les pattes postérieures. Je me
redressai vivement en soulevant le gros
rongeur. Son ventre se détacha de Laure
ensanglantée. Un moment, il pédala dans
l'air en croisant les pattes de devant.

Se tordant l'arrière-train, il essayait
de glisser ses pattes de derrière l'une
contre l'autre afin de s'arracher à mon
étreinte, mais mon poing était si serré
autour de ses pattes que je sentais les
os se caresser à travers l'épaisseur de
la fourrure et des chairs. Le lapin fit
encore quelques efforts pour se libérer
en levant la tête mais son propre poids
le paralysait. Après quelques instants,
il ne bougea plus. Seules, ses côtes se
soulevaient légèrement en un silencieux
mouvement doux et rythmé. La pointe des
oreilles effleurait le sol. Je remontai
lentement mon bras afin d'amener le cou
du lapin à bonne hauteur. De toutes mes
forces, j'assenai un coup de bouteille.

La vibration se transmit le long du dos
de lapin jusque dans mon épaule gauche.

Je frappai encore et encore, jusqu'à ce
que le ballottement de la tête du lapin
l'apparente à celui d'un vieux chiffon.

Mes mains s'ouvrirent. Le cadavre et le
litre tombèrent. Laure baissa les yeux,
puis, enjambant le mont de fourrure, se
pressa contre moi. J'entourai ses pâles
épaules nues. Mes doigts caressèrent la
peau ravinée de son dos, s'égarant dans
les stries poisseuses que les griffes y
avaient tracées. Je décodais ce braille
hématique comme un aveugle, touchant du
bout du doigt l'écriture de la douleur,
la douleur de l'écriture. Les larmes de
Laure mouillaient ma nuque. Nos poumons
se gonflaient en cadence dans le soyeux
tabernacle pneumatique de nos poitrines
pressées ensemble, suavité troublante !

Allongée derrière l'autel, Laure repose
sous une légère couverture de drap gris
effrangée. J'ai laissé le cube de savon
à côté du bassin d'émail bleuté. L'eau,
mousseuse et rosie, fume encore un peu.

J'ai nettoyé avec affection les plaies,
léché les éraflures, réchauffé le corps
endolori. Aile d'or, elle est l'or, les
versets antiques bouillonnent à nouveau
sur mes lèvres. Je la berce -
in hymnis
et canticis
. Le Géant des Flandres gît,
vitreux, sur le plancher. Je le regarde
sans plaisir. Je vais m'occuper de lui.

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posted by Lucien Suel at 12:11