jeudi 24 mars 2011

Le lapin mystique (12)



Le lapin mystique


par Lucien Suel

12





Me voici enfin dans un de ces châteaux,
aux pieds du lapin mystérieux, du géant
céleste, une parodie de glaive dans les
mains. J'ai pincé la peau de son ventre
gris, faufilé ma lame entre le derme et
la chair, montant le long d'une cuisse,
contournant la patte sous le lien, puis
je dégage l'autre cuisse de sa gaine de
fourrure soyeuse. Mes yeux sont baignés
de larmes. Laure s'est approchée de moi
en rampant. Elle se tourne sur le dos à
l'aplomb de la voûte. Le couteau pointu
de la nonne s'agite dans l'entre-jambes
du lapin. Les cuisses roses de l'animal
s'ouvrent sur un vide sanglant. Laure a
levé le bras et m'enlève le couteau des
mains. Maintenant, je saisis la toison.

De toutes mes forces, j'agrippe la robe
et la tire vers le bas. La peau se tend
et roule doucement en se décollant. Les
veines superficielles marbrent la nacre
épidermique. Un doux et tiède parfum de
chair tendre apaise notre esprit. Laure
m'aide à dévêtir notre animale victime.

Ses doigts se mêlent aux miens dans les
poils. La traction de nos mains réunies
achève le déshabillage. Je reprends mon
couteau pour détourer les pattes avant.

L'émotion me saisit une nouvelle fois à
la vision des petites moufles blanches,
ornements délicats autour des moignons.

Un énorme hématome violacé se dévoile à
la place du cou, là où la bouteille fut
assenée. Laure a compris : elle ne tire
plus la dépouille. En douceur, je passe
la lame au ras de la peau pour franchir
cet endroit fragile. La peau est encore
attachée au cadavre par les oreilles et
le museau. Je me souviens du message du
lapin :
"Désormais tu dois prendre soin
de mon honneur, de mes intérêts, de mes
oreilles, et je prendrai soin de vous."


Je fermais les yeux en pensant au passé
proche, à mes blessures, à la prison du
rêve. Le cartilage incisé crissait sous
l'acier. Les oreilles coupées n'étaient
pas visibles, enfermées dans la peau du
lapin. Je pensais à l'iris rougeâtre, à
la blancheur de la porcelaine, au litre
de bière qui avait donné la mort. Cette
conjonction m'apparaissait tragiquement
familière : la bière et la mort, l'iris
et les oreilles coupées et le
vin et le
sang ; seuls manquaient les tournesols.

J'achevai ma tâche en coupant le nez et
les lèvres. La pelisse fourrée du lapin
croula sur le visage de Laure. Je suais
à grosses gouttes. Attirées par l'odeur
de la viande, des mouches bourdonnaient
autour de nous. Laure rejeta son voile.

Elle se dirigea vers le talus et se mit
à arracher de pleines brassées d'herbes
sèches. Ses gestes vifs me fascinaient.

Du porche de la chapelle, gorge serrée,
je filmais les détails de sa silhouette
à demi-nue. Je me rappelais l'uniforme,
l'hôpital, le scialytique, les masques,
l'éther et la chirurgie. Le futur troua
le ciel au-dessus de la chapelle. Quand
Laure enfourna les touffes de foin dans
la peau de lapin, le croassement éploré
du corbeau vrilla mes tympans. La gaine
fourrée n'est plus qu'un tube séchant à
l'abri du soleil, dans un courant d'air
frais. Quelques brins de paille sortent
sous la queue. Des mouches se promènent
sur la surface bleutée et brillante. Je
dois continuer. La vérité sortira de sa
morgue de chair. Sous le cadavre dénudé
du lapin, je glisse la bassine blanche.

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posted by Lucien Suel at 06:48