jeudi 24 février 2011

Le lapin mystique (8)



Le lapin mystique


par Lucien Suel

8





Le désert nous encerclait. Le quandguru
lecteur de bande magnétique me tournait
le dos. Sa queue traçait un sillon dans
le sable. Il s'éloigna dans un bruit de
moteur suraigu. Je n'en croyais pas mes
oreilles : l'effet Doppler fonctionnait
à l'envers et les connaissances simples
que j'avais sur la locomotion terrestre
des macropodidés semblaient devenir des
illusions. Ces aberrations stupéfiantes
de la physique et de la zoologie mêlées
me plongeaient dans la perplexité. Tout
à coup, je sentis une caresse humide et
chaude sur mon visage. Le museau baveux
d'une vache se penchait vers moi. Je me
plaquai les mains sur la figure, autant
pour me protéger du brusque rayonnement
du soleil, que pour écarter les gluants
filets de salive bovine que le mufle de
l'animal tendait entre nous. Au vacarme
du moteur s'ajoutait maintenant, armada
ailée, le zézaiement sinusal d'un nuage
de mouches grises. Je comprenais enfin.

La trame de bave, la chaîne de broderie
aérienne, réunies, étaient une image de
la Maya. Me levant, je déchirai la soie
virtuelle. La vache s'écarta de moi, en
entraînant son auréole brownienne. L'os
de ma nuque était encore douloureux. Le
cageot démantibulé gisait au pied de ce
mur derrière lequel tout un drame avait
peut-être été joué pendant mon absence.

C'était donc le démarrage de la voiture
mystérieuse qui m'avait arraché au rêve
du corbeau. Que le kangourou n'a pas de
moteur, j'en étais sûr ! Et l'inversion
de l'effet Doppler s'expliquait ainsi :
l'automobile avait dû faire demi-tour à
l'entrée de la chapelle et mon oreille,
encore étourdie, n'avait perçu le bruit
du moteur que lorsque la voiture, après
avoir passé le ruisseau, était revenue,
moteur grondant, vers moi, évanoui dans
l'herbe, réchauffé par le souffle de la
vache miséricordieuse. J'avais retrouvé
tous mes esprits, tous mes sens. Le son
n'était plus qu'un léger bourdonnement.

Je m'ébranlai en direction de l'entrée.

Qu'allais-je trouver à l'intérieur ? Je
gardais à l'esprit la vision d'avant la
chute, la quasi-nudité de Laure face au
frémissement des lèvres du lapin géant.

Je ramassai dans l'herbe une bouteille.

C'était une vraie bouteille de bière en
verre marron. Elle était vide et fermée
par un capuchon de porcelaine blanche à
moitié ébréché. Le caoutchouc du tampon
était fendillé sur tout le pourtour. Vu
de l'intérieur de la bouteille, il aura
l'aspect d'un iris rougeâtre serrant la
blancheur de la pupille. J'assurai bien
le goulot dans mon poing, reprenant mon
avancée. Arrivé au porche, je repoussai
doucement de ma main libre le battant à
ma droite. Sans bruit, je me glissai en
rentrant le ventre dans l'entrouverture
diaphragmée. Collé au mur du fond de la
chapelle, je laissais mes yeux habituer
la pénombre ambiante. Je finis par voir
le dos blanc de Laure qui semblait être
prosternée devant l'estrade de l'autel.

Le lapin était invisible. Pourtant, une
odeur mêlée d'urine et d'encens vibrait
dans l'atmosphère. La monture en fil de
fer de la capsule me blessait la paume,
tant je malaxais le goulot. Soudain, il
y eut un bruit de galopade à ma gauche.

De derrière un tas de prie-Dieu cassés,
je vis surgir le Géant des Flandres. En
bonds fabuleux, il se ruait vers Laure.

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posted by Lucien Suel at 16:19