jeudi 10 février 2011

Le lapin mystique (6)



Le lapin mystique


par Lucien Suel

6





Les lèvres du vent vibraient longuement
dans la fronde des fils électriques que
je suivais pour retrouver la route vers
la chapelle de Laure. J'avançais sur le
bas-côté herbeux. Je perdais parfois la
cadence en trébuchant dans les rigoles,
les saignées creusées par le cantonnier
pour faciliter l'écoulement de la pluie
vers le fossé. A un moment, arrêtant ma
course, je soulevai, puis renversai sur
le dos, à l'aide d'un bâton, le cadavre
d'un porc-épic. Un tapis de vers blancs
ondulait dans le ventre de la charogne.

Je pensai un moment m'essuyer les pieds
dans cet amas élastique, mais levant au
ciel mon regard, je reconnus mon nuage.

Le vent d'ouest déchirait les oreilles,
les pattes et la queue du gros cumulus.

Je repartis, claudiquant sous les nues.

A travers les branches des sureaux, les
tuiles de la chapelle croustillaient au
loin. Je m'approchais, glissant sur les
tiges couchées du ray-grass. Un corbeau
s'époumonait entre la terre et le ciel.

Les criquets grésillaient sous mes pas.

Un parfum d'ozone et de purin tapissait
mes narines. Infiniment dégagé, le ciel
pesait de tout son bleu sur mes épaules
engourdies. Je m'arrêtai un instant. Le
vent s'était tu. Autour de ma cheville,
le lacet de sang coagulé s'écaillait au
soleil. Une longue automobile noire est
garée sur le bas-côté devant le porche.

J'avance lentement, accroupi sur le sol
comme un canard de Barbarie. Passant la
main sur la tôle du véhicule, j'en sens
la chaleur, la vibration étouffée, tous
les symptômes d'une évidente proximité.

Serait-ce la voiture du dépositaire des
mystérieux cadeaux ? Ayant fait le tour
de l'engin, je me dirige vers le mur de
la chapelle, là où un vitrail étoilé me
procurera la vision intérieure. Je dois
grimper sur un vieux cageot de bière et
tendre les mollets pour enfin permettre
à mon regard de plonger dans le choeur.

Laure me tournait le dos. Elle portait,
pour tout vêtement, autour de sa taille
de vespidé, les soyeuses ligatures dont
notre donateur avait entouré les clés à
pipes. Cette garniture mettait en avant
son gros derrière blanc dont les globes
semblaient illuminer la nef cruciforme.

Mon éblouissement fut bref. Je vis, sur
le sol, faisant face à Laure, un énorme
lapin, assis sur son arrière-train, qui
la dévorait de ses grands yeux roses et
mouillés, tout en remuant le nez. Je me
haussai davantage sur mon cageot et mon
visage embua le vitrail. J'attendais la
suite. Le Géant des Flandres se dressa.

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posted by Lucien Suel at 13:22