mercredi 22 décembre 2010

Amour rouge

Amour rouge

Il y a vingt minutes, j’étais encore entre tes bras. Tu me serrais contre ton grand pardessus gris, contre ton cœur. Tes mains tremblantes d’excitation avaient glissé sur mon étiquette. Lentement tes doigts remontaient le long de mon cou, caressant au passage mon collier d’étoiles. Puis, j’avais ressenti une vive douleur, tu avais déchiré ma protection. J’étais décapsulée. Tu me soulevais. Tu me forçais à me pencher vers toi. Tes lèvres se refermaient sur moi. Ta bouche m’engloutissait. Ton haleine puissante m’étourdissait. Mon fluide vital, mon sang rouge et chaud coulait sur ta langue, roulait dans ta gorge, s’enfonçait dans ton œsophage d’alcoolique. J’étais excitée, en proie à un mélange de plaisir et de frayeur. Mais tes baisers, eux, m’éblouissaient.
Mes dernières gouttes s’enfuyaient. Tu me détachas de toi. Tu rotas puissamment. Tu me fis tourbillonner au bout de ton bras. Et voilà, tu m’avais jetée. J’étais allongée dans l’herbe, au milieu de détritus de toutes sortes, une promiscuité malsaine, capsules tordues de canettes de bière, mégots éventrés, petits sachets de plastique gluants. J’étais abandonnée, orpheline. Un jour, un employé communal me ramasserait, me recueillerait. Je serais emmenée au centre de recyclage. Je savais l’horreur qui m’attendait, la deuxième mort, l’éclatement sur les parois de métal. En attendant de me retrouver confinée dans le grand conteneur verdâtre, je préférais m’enfuir dans le rêve, dans le souvenir de mon bel inconnu assoiffé d’amour. Je me remémorais les circonstances de notre rencontre, les prémisses de notre brève mais fulgurante étreinte.

Je menais une vie monotone dans les rayons du supermarché d’Isbergues. On m’avait donné comme voisine une Grecque originaire de Samos, une élégante maniérée, à la robe transparente et tarabiscotée, fière de son fluide doré. Une vraie prostituée à mes yeux. Cet après-midi-là, nous t’avions vu. Tu t’avançais dans notre allée en traînant les pieds. Tu n’avais pas de chariot. Tu t’arrêtas en face de nous. Tu étais fort. Tu sentais la sueur. Et instantanément, j’avais eu le coup de foudre. Je vacillais sur ma base. Tu levais vers nous tes yeux bleus veinés de rouge, ton nez bourgeonnant de vie, tes lèvres avides. Et puis, tu avais tendu les bras. Tu nous avais saisies toutes les deux dans tes mains puissantes. Tes beaux yeux globuleux s’étaient longuement attardés sur nos étiquettes respectives. Et puis oui, tu m’avais choisie. Tu avais sans ménagement reposé sur l’étagère, l’autre, l’étrangère, la blonde de Samos. Tu avais préféré ma beauté sereine, ma plus grande capacité et la modestie de mon prix. J’étais l’élue de ton cœur et de tes veines. C’est moi qui serai le velours de tes intestins. J’y pense là, en ce moment, vidée, heureuse et malheureuse. Je pense à cette part de moi étroitement unie à tes propres fluides. Je pense aussi à l’autre, là-bas, restée dans les rayonnages, dédaignée, stérile. Elle en crèvera de jalousie.
L Suel (1998)
Cette nouvelle a été publiée dans Le Corridor Bleu n° 5 en 1999.

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posted by Lucien Suel at 10:19