mardi 6 décembre 2005

Vouloir mourir, témoignage de Ianthe Brautigan (4/8)

C'est fin octobre 1973 que je fis mon premier voyage au Montana avec mon père. À 13 ans, la transition entre la vie chez ma mère avec mes trois demi-frère et sœurs et la vie chez mon père n'était jamais très facile. Comme parent isolé avec quatre enfants, ma mère devait lutter pour joindre les deux bouts alors que mon père semblait être riche comme Crésus. Dans l'univers de ma mère, j'étais l'aînée de quatre enfants d'une famille monoparentale et j'avais d'importantes responsabilités à assumer. Dans l'univers de mon père, je n'avais pas à changer les couches ou préparer des repas simples pour mon petit frère et mes sœurs. Mon fardeau était émotionnel parce que je savais que mon père avait besoin de moi. Ce qui a rendu le Montana différent des autres endroits où j'étais allée avec mon père, c'est sa pure splendeur et la taille de ses montagnes. Nous habitions Pine Creek Lodge dans la Vallée du Paradis qui est juste à la sortie de Livingstone, dans une cabane à côté des écrivains Jim Harrison et Guy de la Valdenne. Un ruisseau clair traversait la propriété. Émerveillée, j'aimais passer sur les petits ponts qui enjambaient le cours d'eau. J'avais l'envie d'appeler ma mère d'une cabine sur le bord de la route pour lui en parler. Harrison me donnait des leçons de pêche à la mouche.
C'est pendant ce premier séjour, j'avais alors 13 ans, que j'ai commencé à remarquer que mon père buvait beaucoup. Tout le monde buvait, mais mon père y allait un peu plus fort. Pour essayer de le comprendre, je me soûlai pour la première fois avec du calvados. La tête me tourna et je dus me retenir au mur. Finalement je vomis dans les toilettes et y restai assise sur le plancher, trop chancelante pour me relever. J'entendais les rires de mon père et de ses amis. Quand je parvins à revenir dans la salle avec tout le monde, personne n'avait remarqué mon absence.
L'année suivante mon père acheta un ranch dans la Vallée du Paradis. En juin, j'avais 14 ans, je pris l'avion pour aller y passer l'été. J'étais stupéfaite par cette autre culture. Tout était calme, ancien, harmonieux et les liens avec le passé manifestement évidents. Comparées à la Californie, les rues étaient vides. Il n'y avait ni métro, ni centre commercial, pas même un huit à huit.
Avant de quitter la ville nous nous arrêtâmes à une boutique de spiritueux. Au Montana on ne peut acheter de l'alcool que dans ces boutiques d'état selon des horaires bien précis et jamais le dimanche. Je n'étais jamais entrée dans une telle boutique. Ça me rappelait l'austérité des boutiques genre Emmaüs. Le sol était recouvert d'un tapis uni gris fourni par l'état. Un homme à lunettes, l'air sérieux, habillé années cinquante avec une coupe de cheveux à la brosse se tenait derrière un énorme comptoir. Le magasin de spiritueux où j'achetais mes bonbons quand j'étais petite avait un plancher recouvert de lino et arborait des pancartes publicitaires poussiéreuses et colorées vantant toutes sortes de tord-boyaux. Les propriétaires étaient toujours de sacrés personnages qui étaient habitués à voir des enfants venir acheter des cigarettes ou du lait pour leurs parents et quelques bonbons avec la monnaie. Ici on aurait cru que l'employé n'avait jamais vu d'enfant de sa vie et manifestement il n'avait pas non plus l'habitude de voir des clients du genre de mon père. Nous partîmes avec des litres de vin blanc dans d'élégantes bouteilles vertes et une caisse de whisky. Je commençai à craindre ce magasin d'état. C'était un véritable monument dédié aux dangers de l'excès. Mon père ignorait complètement tous les avertissements et il emportait toutes ces boissons alcoolisées avec une joie enfantine. Il me faisait penser à un gosse devant un feu d'artifice. Quelque chose en moi me fit retenir mon souffle devant l'énorme quantité d'alcool qu'il achetait et continuerait d'acheter durant tout l'été.
Traduction Alain Suel

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posted by Lucien Suel at 07:59

2 Comments:

Anonymous Anonyme said...

Ce qui est marrant avec les huit à huit, c'est qu'aux Etats Unis ça s'appelle des seven eleven parce que c'est ouvert de 7 à 23h et qu'en France ça s'appelle des huit à huit parce que c'est ouvert de 9 à 19h.

10:50  
Blogger Didier L. said...

« Dans le cas de mon ami très cher Richard Brautigan, se posait la question de l'œuf et de la poule : était-il écrivain avant d'avoir eu des tendances suicidaires, ou bien un homme affligé de tendances suicidaires qui était devenu écrivain ? »
Jim Harrisson, En Marge, p. 94 de l'édition de poche.

10:54  

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